CHAPITRE IV
La nourriture comme le vin étaient excellents. Repu, un peu ensommeillé, Brennan regarda Rhiannon s'occuper des clients de Jarek. A part ses vêtements de mauvaise qualité et une certaine naïveté dans ses manières, la jeune femme aurait pu aisément passer pour une des suivantes de Deirdre. Elle est assez jolie pour faire honneur à Homana-Mujhar. Il se morigéna. Il avait dit à Jarek que le prince d'Homana n'avait pas l'intention d'enlever Rhiannon à sa vie actuelle. Mais il ne pouvait pas nier qu'elle l'attirait. Malgré ses façons tranquilles et réservées, il sentait qu'elle était aussi une femme passionnée.
Qui es-tu donc pour envisager de coucher avec cette fille, alors que ton épouse érinnienne est en chemin ? demanda Sleeta.
Il soupira.
Qui suis-je ? Un hypocrite, sans doute. Ou un peu abruti par trop de bon vin. Nous devrions rentrer, Sleeta. J'ai des questions à poser à Maeve.
Il se leva. Se souvenant de ce qu'avait dit Jarek, il posa un royal d'or sur la table, pour compenser le retard de Rhiannon.
Tu es généreux, commenta Sleeta.
Elle en est digne.
Il sourit à Rhiannon, qui approchait de sa table.
— Jarek sert une excellente nourriture et un vin délicieux. Quand à vous, vous offrez le plus agréable des services.
— Mon seigneur, vous partez déjà ?
Elle rosit, comme si elle pensait que sa question était trop personnelle.
— J'y suis obligé, mais je reviendrai.
Si mon jehan me le permet, ajouta-t-il intérieurement.
— Je... Je suis la femme de Jarek, mon seigneur, dit-elle, déterminée à éclaircir la situation. Vous... comprenez ?
— Je comprends. Soyons amis, dans ce cas, meijhana. Si vous m'y autorisez.
— Vous y autoriser ? dit-elle en riant. Mon seigneur, qui pourrait refuser votre amitié ?
Brennan eut un sourire amer.
— Mon cousin, pour commencer. Et je sais qu'il y en a d'autres. Dites à Jarek que je suis un homme d'honneur, et que je respecte ce que mes amis chérissent.
— Oui, dit Rhiannon. Que les dieux soient avec vous, mon seigneur.
— Cheysuli i'halla shansu, répondit-il. Je vous souhaite la paix cheysulie.
Rhiannon fit un signe de tête et se détourna. Brennan sortit du Lion rampant.
Il n'était qu'à une rue des portes du Palais quand Sleeta gronda pour l'avertir. Dans le lien-lir, sa pensée était incohérente. Il porta la main à son couteau. Le grognement qui sortait de sa gorge ne ressemblait à rien qu'il ait déjà entendu. Il pensa aux Ihlinis.
Lir... Les chiens... Les chiens...
La colère et la peur de Sleeta passaient à travers leur lien mental.
Lir, qu'y a-t-il ? Où sont-ils ?
Soudain, les chiens se jetèrent sur la panthère. Ils étaient nombreux, décidés à la vaincre, à la déchiqueter...
— Allez-y, dit une voix. Pendant qu'il est distrait.
Brennan comprit qu'ils n'en voulaient pas à Sleeta, mais à lui. Ils entendaient l'attraper, le dévaliser...
Ou m’assassiner ?
Les molosses aboyaient et grondaient. Sleeta hurlait de colère et de peur.
Il essaya d'aller vers elle, de se défendre. Ses réflexes étaient curieusement ralentis. Ses doigts se posèrent sur le manche de son couteau, mais sans force. Sa vision se brouilla. Il résolut de faire appel à sa forme-lir ; des mains se refermèrent sur ses bras, ses poignets, sa gorge...
— Sleeta...
Des mains s'écrasèrent sur sa bouche, faisant cogner ses lèvres contre ses dents.
— Assommez-le, ordonna quelqu'un. Nous avons assez à faire avec une seule panthère.
Brennan pensa : Je connais cette voix...
D'un coup de massue, ils le firent tomber à terre.
Il ne savait pas où il était, ni même qui il était. Puis tout lui revint. Ainsi, il n'avait pas été volé ni tué, mais enlevé...
Sleeta ?
Il essaya de bouger, en vain. L'obscurité était totale.
Sleeta ?
Aucun écho dans le lien mental.
Il sentait sous lui un sol de pierre froid. Des fers lui entouraient les poignets et les chevilles. Il ne pouvait rien faire d'autre que regarder aveuglément dans les ténèbres.
— Sleeta !
Toujours rien. La panique le submergea. Il essaya de briser ses chaînes, se débattant tellement qu'il crut que sa tête allait éclater.
Jarek ! C'était sa voix qui avait donné l'ordre de l'assommer. Etait-il jaloux au point de faire une telle folie ?
Il appela de nouveau Sleeta. En vain.
O dieux, pas mon lir... Je vous en supplie, faites qu'elle soit en vie...
A sa propre surprise, il comprit qu'il priait pour la vie de son lir, non parce qu'il craignait sa propre mort, mais parce qu'il ne concevait pas le monde sans elle. Elle méritait de survivre, même s'il mourait.
Le sang coulait de sa blessure au front, là où la massue avait frappé. Le moindre mouvement lui donnait la nausée.
Dieux, épargnez mon lir..., supplia-t-il avant de replonger dans l'inconscience.
Il s'éveilla en hurlant. Il sentait la sueur et une autre chose qu'il reconnut. Il se souvint qu'il avait été emprisonné, autrefois, et terrifié au point qu'il s'était souillé, frappant avec ses poings d'enfant contre les murs nus...
Les lirs. Des rangées de lirs, becs et gueules ouverts, essayant de le faire tomber dans l'oubliette de la Matrice de la Terre. Tentant de le faire mourir de peur, car chacun savait que l'oubliette n'avait pas de fond...
Il les entendait, murmurant dans l'ombre, disant qu'il n'était pas digne d'être le fils du Mujhar, parce qu'il avait peur, et que les Cheysulis n'ont peur de rien.
Mais celui-ci avait peur.
... si peur, tandis que les murs se refermaient sur lui.
Les souvenirs remontèrent du plus profond de sa mémoire. Il ne lui était arrivé qu'une fois d'être enfermé de la sorte, contre sa volonté, impuissant. Il n'avait pas été aux fers, mais la peur était la même.
Il n'avait pas de lir à ce moment-là : il n'était encore qu'un enfant. Maintenant, il n'avait pas de lir non plus. Impossible de trouver Sleeta ni leur lien mental.
Il se débattit dans les menottes, jusqu'à ce que le sang coule de ses poignets à vif.
— Je dois sortir... Sortir... SORTIR ! Sleeta !
Le son de sa voix se répercuta contre les murs et lui revint. Il s'enfonça dans les ténèbres.
Il se réveilla de nouveau.
— Il a peur..., dit la voix mielleuse, honnêtement surprise. Regarde-le, Rhiannon !
Brennan ne bougea pas, ne parla pas.
Non. Faites que ce ne soit pas Rhiannon.
— Vous l'avez frappé trop fort, dit-elle.
— C'était nécessaire. Mais cela n'a rien à voir avec sa réaction. Il est terrifié.
— Parce qu'il a été assommé trop violemment, dit Rhiannon.
— Non. J'ai déjà entendu parler de ça. La peur des espaces clos. Mais... chez un guerrier cheysuli ?
— Ce sont des hommes comme les autres, pas des sorciers.
— Des métamorphes, Rhiannon. Et celui-là est l'usurpateur du titre de prince d'Homana. Peu importe. Il sera en assez bonne forme pour le sacrifice. Les dieux sont contents quand on leur donne du sang.
— Et vous ? Vous serez content d'avoir tué le prince héritier ?
— Si cela sert notre cause, oui. Et, crois-moi, ça la servira !
— Le Mujhar a deux autres fils, dit Rhiannon.
— Qui seront tués aussi, fit Jarek.
Dieux ! Quel imbécile j'ai été ! Cette fille s'est bien moquée de moi...
L'homme éprouva la solidité des chaînes.
— Que penses-tu de ton lit, Cheysuli ? De la pierre froide pour matelas... Comment t'a-t-il appelée ? Meijhana ? Un mot d'amour cheysuli ?
— Cela veut dire « ma jolie », dit Rhiannon. Tu ne connais pas leur haute langue, toi qui prétends tout savoir sur eux ? Même moi, je la comprends un peu.
Brennan appela de nouveau Sleeta à travers le lien mental. Mais rien ne lui répondit.
— Pars, Rhiannon. Le reste ne te concerne pas.
— Non ? dit-elle amèrement. Maintenant que tu n'as plus besoin de moi, tu me rejettes ?
— Nous pourrons peut-être t'utiliser de nouveau, dit-il. Pour le moment, va-t'en.
Il y eut un bruit de pas. Puis Jarek reprit la parole.
— Eh bien, mon seigneur prince, allez-vous prétendre être inconscient encore longtemps ? Vous n'avez rien à me demander ?
Brennan ouvrit les yeux. A la lumière d'une mauvaise chandelle, il distingua des murs de pierre, un plafond bas, et des runes courant autour de l'entrée. Il avait déjà vu un endroit semblable quand il était enfant. C'était une cellule de prêtre, datant des temps des Premiers-Nés, maintenant profanée par les fanatiques homanans.
— Pourquoi ? demanda Brennan.
— Un bon début, mon seigneur. Parce que les Cheysulis sont des démons ; parce que les anciens dieux d'Homana nous demandent des sacrifices pour nous rendre leurs faveurs ; parce qu'il est nécessaire d'éliminer ceux qui sont proches du trône, afin de laisser place au véritable roi. Je n'ai pas de haine personnelle contre les Cheysulis. Mais vous avez usurpé le trône du Lion. Voilà la raison pour laquelle vous devez mourir, vous et d'autres de votre race.
— Vous êtes fou !
— Non. Il y a un homme qui fera un meilleur roi que votre père.
— C'est moi qui suis fou, dit Brennan. C'est un cauchemar...
Jarek sourit.
— Etes-vous cheysuli ? demanda soudain Brennan, pensant à son cousin. Ligué avec les a'saii ?
L'homme n'en avait pas l'aspect physique, mais c'était aussi le cas de Corin et de Keely.
— Non, mon seigneur. Je suis ligué avec ceux qui pensent que Karyon nous a laissé un meilleur héritier que celui qui occupe actuellement le trône du Lion.
— Le bâtard ?
— Carollan, affirma Jarek. Le fils du dernier Mujhar homanan, le roi dépossédé.
— Il n'a jamais été reconnu ! De plus, il ne pourrait pas régner, il est sourd-muet !
— Il possède le sang requis ; il peut engendrer des fils qui ne seront pas sourds-muets.
— C'est de la folie ! Cela a été réglé il y a plus de vingt ans, quand mon père et Carollan se sont rencontrés. Il ne veut pas du trône. Avez-vous l'intention de le forcer à l'accepter ?
Le visage et les manières de Jarek n'étaient pas ceux d'un fou. Mais il brûlait du même fanatisme que Tiernan. Brennan se demanda si l'homme ne le trompait pas délibérément sur son appartenance raciale.
— Il y a vingt ans, Elek, mon père, a été tué par le vôtre. J'ai juré de mener sa tâche à bien. Je le ferai, quel qu'en soit le prix.
— Elek a été sacrifié par ses propres alliés. On a mis un couteau dans la main de mon jehan et on l'a poussé sur Elek. Tout a été soigneusement orchestré pour impliquer Niall.
— Je n'attendais rien d'autre de la part du fils de Niall, dit Jarek. Mais le temps presse. Carollan vieillit. Les Homanans oublient que le Lion leur appartient. C'est notre tahlmorra de le libérer de la souillure cheysulie.
Brennan n'avait pas assez de salive pour cracher de dégoût.
Jarek prit la chandelle et se tourna vers l'entrée.
— Vous ne pouvez pas m'assassiner ainsi, de sang-froid ! Au nom de Carollan !
— Si, nous le pouvons. Et nous le ferons. Vous vous êtes demandé si je n'étais pas cheysuli ? Peut-être cela vous convaincra-t-il du contraire. Depuis six mois, nous capturons et tuons des Cheysulis. Pas seulement des guerriers, car trop de morts de lirs seraient remarquées par les autres lirs, mais aussi des femmes et des enfants. Maintenant, nous passons à la famille royale, pour montrer que nul n'est à l'abri. Le sacrifice est barbare ; s'il ne tenait qu'à moi, j'emploierais d'autres moyens. Mais il est aussi utile : il sert à entretenir le feu qui éradiquera la peste cheysulie !
— Jarek...
Jarek sortit, emportant la lampe.